« Longtemps j’ai attendu, longtemps j’ai espéré. Quelque chose devait surgir, quelqu’un parlerait, nous serions à nouveau portés par le courant.
J’approche de la mort, j’attends encore.
Il me semble du moins que j’entends enfin ce que j’essaie de dire depuis trente ans, depuis toujours.
Et c’est une chose simple, absolument simple.
Qu’est-ce qui nous reste ?
Qu’est-ce qui reste quand il ne reste rien ? Ceci : Que nous soyons humains envers les humains, qu’entre nous demeure l’entre-nous qui nous fait hommes. Car si cela venait à manquer nous tomberions dans l’abîme, non pas du bestial, mais de l’inhumain ou du déshumain, le monstrueux chaos de terreur et de violence où tout se défait.
Cette mutuelle et primitive reconnaissance, c’est en un sens le banal et l’ordinaire de la vie.
C’est ce qui s’échange dans le travail partagé, dans les gestes simples de la tendresse, dans les conversations au contenu peut-être dérisoire, mais où pourtant l’on converse, face à face, présents pour s’entendre… Alors il arrive qu’un presque rien, la lumière d’un visage, la musique d’une voix, le geste offert d’une main, tout d’un coup disent tout et que cet épuisé qu’on croyait noyé dans l’absence signe, d’un mouvement presque invisible, la présence de la présence… Primordiale parole où se désigne l’humain de l’humain. Elle peut être sans mots, dans l’aube impalpable du langage. Et si des mots le disent, ils sont chair et esprit, pétris d’une substance qui les exhausse au-dessus du langage ordinaire…
Il n’y a rien à ajouter à cet infime et pur commencement ; surtout pas ce qui fonderait, justifierait, expliquerait, etc. Il n’y a qu’à s’enfoncer dans cette sobre tendresse sans mesure ; alors tout sera donné, qui ne s’ajoutera pas, mais fructifiera à l’infini. »
Maurice Bellet, Incipit, DDB, 1992, p. 8-10, 23-24.