« Voici venir des jours où tout sera accompli. Tous les humains de tous les temps sont réunis au pied du trône où l’on attend le Juge. Crainte et tremblement, comme tu penses. On attend. On attend. Et il ne vient pas. Alors les gens commencent à se fatiguer, les vieux, les enfants, les femmes enceintes. Et certains des plus valides en profitent pour se pousser au pied du trône, être dans les premiers servis, se faire voir, se faire valoir. Et d’autres, émus de compassion, comme tu l’es si souvent, viennent en aide aux défaillants. Mais ils s’écartent, ils s’éloignent, on leur prend leur place. Et ils s’en inquiètent. Et ils se demandent s’ils reviendront à temps. Et ils ne cessent pourtant pas d’aider, soigner, nourrir et conforter. Et les voici entraînés loin, loin hors de la salle superbe et solennelle. Et les voici perdus sur je ne sais quelle route, dans le désert. Alors vient à eux le plus pauvre et le plus souffrant des hommes. Et ce pauvre lève le regard et dit : « C’est moi qui suis le Juge, mon frère ! » Et les autres, pendant ce temps, attendent, attendent devant le trône vide et qui le restera à jamais. » (Maurice Bellet).
Petits commentaires des textes du jour
Amos 8,4-7
Magnificat
1 Timothée 2,1-8
Luc 16,1-13
Première lecture
Tout va bien pour le Royaume du Nord qui prospère paisiblement entre paix et richesses qui s’accumulent. Tout va bien, le Royaume est en paix et a réussi à agrandir son territoire sur l’ennemi syrien. Le commerce en a été relancé, des rêves de grandeur se mettent à trotter dans les têtes… et voilà : les plus pauvres deviennent les otages de cette prospérité, l’écart entre eux et les riches s’agrandit. Et voilà : dans cette opulence qui s’installe, les cérémonies du Temple sont devenues grandioses, mais les règles religieuses apparaissent comme une entrave à l’enrichissement des marchands et de ceux qui bâtissent leur vie sur les richesses accumulées aux dépens des moins armés de leur temps.
Alors Amos qui vit à Teqoa, non loin de Bethléem entre 780 et 740 avant Jésus-Christ, dans le Royaume du Sud, Amos ouvre la bouche et crie sa colère au milieu de ceux du Nord. Toujours la même histoire : comment faire comprendre à ses contemporains que croire en Dieu passe par le respect de l’homme créé à son Image ? Comment faire entendre à ceux de son temps que l’homme considéré comme une marchandise, que le pauvre réduit à moins que rien parce qu’il est dépourvu de toute défense, n’est que le chemin de leur propre déshumanisation, la preuve de leur incrédulité. Car hier, comme aujourd’hui, croire en un Dieu dont l’amour est tout-puissant, c’est tenter, pour la part que l’on peut, de faire vrai dans nos vies cet amour dont chaque homme est né, dont nous sommes tous nés, les plus grands comme les plus petits.
Alors Amos dénonce. Ceux qui l’oublie sont hors de la foi au Dieu dont ils se réclament. Celui qui méprise le plus faible au milieu d’eux, ceux qui ont détachés leur pratique sociale et marchande de la réalité de leurs relations aux autres, sont hors de la foi au Dieu dont ils se réclament. Car le respect de la Loi et le respect du Temple ne valent qu’au regard de la vie qu’ils permettent d’offrir aux frères.
Qu’on se rassure : Amos sera expulsé du temple de Bethel comme perturbateur de l’ordre public. Mais il laisse derrière lui cette trace de l’exigence fondamentale de Dieu, une trace dont nous sommes aujourd’hui les héritiers. Là où les riches et l’argent plaident pour l’abandon de la fraternité et du service des plus pauvres, serons-nous de celles et de ceux capables, comme Amos, de rappeler que l’essentiel n’est pas l’accroissement sans mesure d’une prospérité jamais satisfaite, toujours menacée par l’autre, mais dans le respect de l’humanité des humains qui signe, au milieu de nous, l’accueil du Fils malmené dont le Père a dit : « En lui j’ai mis tout mon amour ! »
Deuxième lecture
Ces choses-là ne sont sans doute pas si évidentes. Et c’est peut-être pourquoi Paul invite Timothée, son auxiliaire dans l’évangélisation de ceux que l’on appelait alors les « païens » (c’est-à-dire les non-juifs), à prier « sans colère ni mauvaises intentions » pour « tous ceux qui ont des responsabilités ». Invitation à lever les mains vers le ciel, pour porter à Sa connaissance, avec notre souci d’eux, la réalité de la pauvreté des pauvres qui nous entourent, sans chercher d’abord s’ils sont responsables de leur pauvreté, parce que c’est notre mode de vie qui, souvent, porte en lui cette responsabilité, ce renvoi des autres à une vie pauvre et dépréciée. Lever les mains vers le ciel, pour porter ce milliard qui souffre de la faim et ce milliard qui n’a pas accès à l’eau potable, ces trois milliards qui vivent avec moins de 2 dollars par jour et cette dizaine de millions de nos concitoyens qui vit au-dessous du seuil de pauvreté ; ces milliers réduits à vivre sans toit ou sous des toits de fortune, quand ils n’en sont pas délogés avec le concours de la force publique ! Lever les mains vers le ciel, pour convertir nos mains et nos pratiques et nos modes de pensée et les tourner vers la fraternité à construire « car Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » : et Isaac le Syrien, au VIIème siècle, ajoutait : « N’essaie pas de distinguer celui qui est digne de celui qui ne l’est pas. Que tous les hommes soient égaux à tes yeux pour les aimer et les servir… Que la miséricorde l’emporte toujours dans ta balance, jusqu’au moment où tu sentiras en toi la miséricorde que Dieu éprouve envers le monde. » Car croire n’est pas dans le respect d’obligation légales, liturgiques ou morales. Croire se vérifie dans notre capacité au don, à donner à vivre autour de nous.
Evangile
« Ne demande pas l’eau, demande la soif », dit un proverbe. La soif de l’autre. Il me semble que « en agissant habilement (ce qui est répété deux fois à son propos) ce gérant a préféré l’amitié des hommes à celle de l’argent. Il s’est servi de l’argent (son eau à lui) non pour s’enrichir sur le dos des autres, mais pour regagner une place auprès des siens par le cœur. »[1] Il a préféré la soif de l’autre à l’eau de ses avoirs et de ses petits bénéfices. Ce qu’un autre proverbe (tunisien) traduit ainsi : « la différence entre un désert et un jardin, ce n’est pas l’eau, c’est l’homme. »
Du coup nous pouvons peut-être mieux comprendre ce que veut dire : « Nul ne peut servir deux maîtres… Vous ne pouvez servir à la fois Dieu et l’Argent. » La voie des moines était de renoncer à l’argent. Mais il serait illusoire de croire que l’absence d’argent suffit à nous faire vivre en chrétiens. Chacun a pu en faire l’expérience : ce n’est pas parce qu’on est pauvre que l’argent ne mène pas notre vie. La question est plutôt : qu’est-ce qui fait loi dans ma vie ? Quelle soif m’habite réellement ?
Les premiers Pères de l’Eglise nous donnaient déjà en exemple la pratique de Dieu, notre Dieu : « Pour la vie de tous, Dieu donne en abondance les ressources premières qui ne peuvent être ni accaparées par les forts, ni mesurées par des lois, ni délimitées par des frontières ; mais il les donne pour tous afin que rien ne manque à personne », s’exclame, par exemple, Grégoire de Nazianze au IVème siècle. On nous dira : naïveté. Nous répondrons : exigence première de la vie avec Dieu et manière d’ajuster ce que nous sommes à la réalité de la présence des autres, hors rapacité et volonté de pouvoir. En quelque manière, il s’agit de (re)faire égalité entre nous, comme y invitait saint Paul dans sa seconde lettre aux Corinthiens, évoquant le partage avec les frères de Jérusalem confrontés à une grave famine sous le règne de l’empereur Claude (41-54) : « Ce que vous avez en trop compensera ce qu’ils ont en moins, pour qu’un jour ce qu’ils auront en trop compense que vous aurez en moins : cela fera l’égalité… »[2] « La nature des possessions est d’être possédées. Celle des biens est de répandre le bien… Les biens sont, entre nos mains, comme des outils », disait Clément à ses chrétiens d’Alexandrie au IIIème siècle. Rien n’a changé. Si l’économique n’est pas le lieu d’une relation authentiquement humaine, alors nous risquons bien de réduire l’autre et de nous réduire nous-mêmes à l’état de marchandise. Et cela, c’est renoncer au projet de Dieu qui fit l’homme à son « image et à sa ressemblance ». C’est rater la cible de la proposition évangélique. Il nous reste, aujourd’hui encore, à nous déterminer : possessions ou biens ? Selon notre choix, entre nos mains repose un surcroît de vie pour tous ou un déni de fraternité. Et c’est tout l’écart qui existe entre servir Dieu ou servir l’Argent !
[1] Daniel Duigou, La Croix 18-18 septembre 2010.
[2] 2 Cor 8,14, citant Ex 16,18.