Une centième lettre ! Comme le temps venu de proposer un bilan. Ça tombe bien : j’ai quelque chose à vous confier.
Carles.
Ce mois-ci, il y aura trente-trois ans que je suis venu habiter au Mas de Carles et que je vis sur place au quotidien (moins six mois pour être tout à fait juste). Une anomalie, sans doute. Et cette année, encore, je fêterai d’ici peu l’accomplissement de mes soixante-quinze ans.
Rien à regretter. Quand le temps sera venu, nous nous raconterons ce qui conviendra de ce qui a été ma vie tout ce temps : une magnifique période de partage doublée, par intervalles, de grands moments d’incertitudes quant à la survie de la maison. Fragile comme ceux qu’elle héberge et forte, comme eux, de ses limites et des soutiens de l’extérieur.
Mais avec l’âge, les fatigues s’accumulent : celles du corps et celles de la tête. L’usure s’insinue lentement avec ses tentations de raideur et d’immobilisme. Le constat que l’élan et la frugalité des commencements, aux côtés de Joseph n’est plus de mise. La maison a grandi : tant mieux pour la maison. J’en suis en partie responsable, avec des hommes comme Jacques, Patrick… et quelques autres dont les noms et la présence sur le lieu ont enrichi nos heures. Aujourd’hui, les choses me sont devenues trop compliquées, d’autant que, pour un certain nombre, l’exigence individuelle atténue fortement, à mes yeux, le sens du commun. La maison et la réalité de sa gestion est ainsi devenue comme mon golem : elle m’embarque dans un tournoiement centrifuge qui pourrait me distraire de la réalité des femmes et hommes accueillis ici. M’écarter me paraît être une manière de me rendre plus disponible à ce qui vient : d’autres, mieux que moi, ouvriront l’avenir. Le passage de relais m’a semblé peu à peu s’imposer, pour ne pas insulter l’avenir : celui de la maison et celui des femmes et des hommes qui y sont accueillis. Une première proposition d’un espace de retrait pour moi sur place s’est heurtée à l’abolition du PLU de Pujaut qui aurait pu le permettre. Restait mon souhait clair de prendre du recul par rapport à l’exigeante présence quotidienne qui était la mienne au Mas.
Manissy.
Voilà qu’est venue une autre solution. Depuis six mois, sur les conseils de deux ou trois proches et grâce à l’appui des Conseils d’Administration de l’association Mas de Carles et du Fonds de dotation Joseph Persat, j’habite maintenant à Manissy. Parce qu’elle leur avait été donnée (avec la promesse qu’elle ne serait pas revendue), cette maison (80 hectares dont 28 de vignes) a été offerte en donation au Fonds par les derniers membres de la branche française de la Congrégation de la Sainte Famille, dont les professeurs avaient « élevé » Joseph et l’avait mené jusqu’au sacerdoce.
Outre les « terres », nous « héritons » de six « anciens », membres de cette Congrégation, dont nous nous sommes engagés à accompagner la retraite et les vieux jours. Nous recevons encore en partage une belle et grande demeure de maître, rénovée il y a une quarantaine d’années, grâce à la traversée des terres du Domaine par l’autoroute. Guère entretenue depuis. Après de longues années sans utilisation, cette maison appelle rénovations et projets pour la faire vivre, selon le souhait des Pères ».
Projets.
Il y a les projets liés à Carles, que j’accompagnerai encore un peu malgré mon recul, si les « suivants » en sont d’accord. Garder le feu : témoin et archive mémorielle du temps qui passe. Mais plus en tant que président. Je me propose, en effet, de laisser la place à d’autres pour mener sereinement la transition qui se profile, avec Joël, si le CA l’accepte. Je me suis donné comme limite la prochaine assemblée générale de l’association pour officialiser ce retrait et proposer ma démission de ma présidence.
Il y a les projets liés à Manissy. Une partie d’entre eux ont commencé à prendre corps : restauration de certains murs, de deux salles (une pour des expositions, une autre comme salle de réunion pour d’autre activités que les artistiques), quatre chambres réhabilitées. Tout cela en vue d’un projet d’animation pour redonner vie à cette maison, autour du terme général de « culture » : expositions, rencontres bibliques, aumônerie des gens du voyage… D’autres choses se préparent pour une animation régulière, un jour par semaine : interreligieux, Pères de l’Eglise, la défense de la place des pauvres dans notre société et dans nos diverses églises… Bien sûr pas tout seul. Mais en soutien.
Demain.
Un livre, étonnamment écrit, m’est tombé sous les yeux. Il porte le récit, raconte l’histoire d’un homme (Ionah) habitant depuis toujours au désert. Il met par écrit les souvenirs et les « dits » de sa mère qui a fui le monde. Elle est morte. Il écrit pour ne pas oublier ce que sa mère n’a cessé de lui raconter et de lui enseigner : d’où elle vient et comment survivre dans le désert. Il écrit sur des feuilles déjà écrites au verso où se raconte une autre histoire d’hommes vivant hors de ce désert devenu sa « maison ». Il écrit cette histoire avec son sang. Le passage qui suit m’a parlé de maintenant et d’après. Peut-être parlera-t-il à l’un ou l’autre d’entre vous de sa propre histoire, comme il m’a parlé de la mienne et de Carles :
« Quand l’histoire que j’écris atteint le bord inférieur et que je m’apprête à tourner la page, je découvre que c’est la dernière… Et je me demande comment j’ai pu ne pas m’en rendre compte, tellement concentré à écrire les mots au point de ne pas remarquer un détail aussi crucial. Et s’il en est ainsi, combien d’autres choses ai-je pu ne pas remarquer ? Qu’ai-je sacrifié pour mettre ces mots par écrit ?
- Il ne reste qu’une page, mère.
- On dirait, Ionah.
- Quelle histoire dois-je écrire, maintenant ? Dis-moi la plus importante.
- Non, Ionah. Tu n’as plus besoin d’écrire.
- Mais il reste encore une feuille, mère.
- Cette feuille doit rester vierge. C’est important.
- Je ne comprends pas. Renoncer à écrire une page, c’est comme gaspiller de l’eau. On ne peut pas se le permettre.
- Tu dois comprendre que l’histoire la plus importante est toujours celle que tu n’écris pas. Celle qui est à venir… Tu es l’histoire à venir.
- Cette page est pour moi ?
- Exactement ! [1]
Cette page non écrite c’est celle que je n’écrirai pas moi-même. Celle qui appartient désormais à celles et ceux qui viendront. Page blanche ouverte sur l’histoire à venir. Celle de Carles et la mienne au-delà de ce moment.
Olivier Pety
Président de l’association
« Mas de Carles »
[1] Santiago Pajares, Imaginer la pluie, Babel (1741), 2017.