Patrick
Départ à la retraite
Mas de Carles – 2 avril 2023
Quelle aventure !
Car c’est bien de cela qu’il s’est agi ici, dans ta longue présence au Mas. Une aventure. Qui fait de notre maison une maison si particulière.
Ton nom s’inscrit comme l’interruption brutale de ma sieste, un samedi… pour être chevrier, disais-tu. Ça démarrait bien ! L’heure était propice aux métamorphoses, comme disait l’autre. Ronchonnes les métamorphoses !
Quelques temps plus tard, ce fut le temps où tu appris les usages non écrits de cette maison :
les nécessaires négociations avec les uns et les autres (sans quoi un salarié risque de n’être que quelqu’un qui se fait de la monnaie sur le dos des plus pauvres) ;
et la volonté de se tenir en proximité avec les résidents et de faire avec les qualités (et les défauts) de chacun, gardant la mémoire permanente de la lourdeur des passés qui alourdissent leurs pas, fragilisent démarches et volontés ; ne pas éviter leur vie par manque de prise en charge de leur réalité ; et tout ce temps qu’il faut pour assimiler l’histoire de chacun avec cette maison : une histoire qui nous dépasse souvent très largement et ne manque pas d’étonner les nouveaux arrivants !
C’est le refrain de « l’homme au centre » avant la beauté supposée de mon geste pour lui !
Bref, il a fallu quelques temps.
Et quelques temps plus tard, donc, nous sommes devenus « compagnons » de cette aventure et nous avons tenté de faire avancer cette cause des hommes à aimer, de la nature aride à aider pour qu’elle produise quelques fruits, des chèvres et de leurs productions à développer et à enraciner dans notre territoire. Chacun son rayon. Mais tu as été un maillon essentiel de la longue marche de cette maison :
par ton attention à tous ces visages d’hommes, de femmes qui ont nourri ta présence ici, quelques-uns plus que d’autres ; par ta volonté de donner à vivre à une équipe de salariés parfois décontenancée ; et par ta patience face mon caractère pas toujours facile…
par ta fidélité aux principes locaux, comme la certitude que rien ne se fait seul mais que tout est fruit de nos capacités à collaborer pour construire ensemble un mode de vie différent, porteur de sens pour les habitants de Carles et pour les gens autour de nous… et pas simplement de se couler dans les injonctions (souvent paradoxales) de nos institutions. Ici, pas de route à traverser, mais quelques sentiers parcourus par les chèvres et leurs chevriers comme autant de chemin de libération : c’est le but de cette maison.
Pari risqué, car « dans la fidélité, nous apprenons à n’être jamais consolés », écrivait René Char. Tu as donc appris aussi cette quête éternellement insatisfaite que le nombre de tes rêves et de tes réalisations ne sont jamais parvenus à combler tout à fait.
Et tu m’as appris à courir plus vite que ton ombre, pour tenter de te rattraper à travers la maison : « Il est passé par ici… » !
Et tu as vécu l’exigence du réel qui n’est pas tel qu’on le veux mais ce qu’il est : contradictoire et intraitable, astreignant en termes de dialogues et de négociations répétés. Vrai pour les hommes que tu rassemblais autour d’un repas chez toi. Vrai pour la terre que tu as jalousement nourrie et comblée d’engrais. Toujours vrai pour les chèvres…
Peu à peu tu as fait naître une véritable exigence de qualité : l’acquisition de gestes professionnels ; des débouchés d’excellence pour nos produits, un dialogue fructueux et confiant avec les autorités sanitaires et les partenaires paysans (les AMAP et la Confédération Paysanne plutôt que la FNSEA), les associatifs. Et les organismes de formations professionnels, les visites de « chantier » ailleurs, pour le respect et dans le respect des hommes d’ici. Dans la volonté de déployer avec eux ce qui pouvait leur permettre de faire un pas de plus et de devenir fiers de leurs savoir-faire.
Et sont nées une nouvelle chèvrerie (après la restauration de l’ancienne), les journées « De ferme en ferme » et ces formations sur le lieu pour des personnes extérieures. Ouvrir la maison. A l’époque un « trio » permettait d’affiner et de poser tes conquêtes successives. Parfois t’appeler à plus de mesure.
Bref, tu as été « une part de la saveur du fruit » [1] que l’on nomme Carles, jusqu’au milieu des parisiens, avant le confinement, à travers la participation (avec quelques hommes de la maison) à l’initiative des Jardins de Cocagne.
Entretemps, ces longues périodes d’attente de l’étincelle et de recherche pour la provoquer. Cette lenteur qui nous affectent tous. Mais l’occasion d’entendre à nouveau la petite musique de René Char : « Vous tendez une allumette à votre lampe et ce qui s’allume n’éclaire pas. C’est loin, très loin de vous que le cercle illumine. » [2] Alors, avec la retraite, vivre en sachant que, quelque part, pour quelqu’un ou quelques-uns un cercle de lumière abreuve une existence. Parce qu’ensemble, avec nous autres, tu as cherché, pendant ces longues années, à faire naître en chacun
« l’autre faim…
celle qui tire l’être
hors du quotidien
lui fait rejeter
la défroque
dont on veut
l’affubler
celle qui…
le voue
à la recherche inlassable
de l’oasis,
de la paix de l’oasis
de l’eau ensoleillée
de la source. » [3]
Merci pour tout cela. Pour cette fraternité en actes, tes attentions et ces petits repas généreux, ta participation matérielle à la vie de Manissy. Merci pour ta disponibilité à cette maison, ici, malgré la fatigue qui s’installe et demeure : celle qui naît de tes courses d’un lieu à un autre, d’une personne à une autre, d’un projet à faire venir à sa réalisation, d’un financement à une économie pour que la maison reste debout.
Oui, merci pour tout cela et bonne retraite. Que ce grenadier en soit le signe, puisque, de tout temps, la grenade est signe de fécondité.
OP
2 avril 2023
[1] René Char, Feuillets d’Hypnos, 35.
[2] René Char, Les feuillets d’Hypnos, 120.
[3] Charles Juliet, Bribes. Dans Pour plus de lumière, nrf/Gallimard, 2020, p. 371.