Acte un
Il y a quarante ans, j’étais déjà là, secrétaire de l’association qui naissait avec quelques amis autour de la table de la paroisse Saint Joseph. A cette époque je ne prévoyais pas d’avoir soixante-quinze ans (ni ici ni ailleurs)… et quelques autres non plus qui ont même largement plus. Ni d’accompagner la marche en avant de cette maison durant trente-trois ans. Je n’imaginais même pas me faire enrôler dans cette maison. C’est pourtant, progressivement, ce qui est arrivé : « Tu vois ce cèdre… Trois ans sans prendre un pouce. On verra dans trois ans » ? » Espoir. « Si tu n’épouses pas un peu Carles, tu n’y arriveras pas… » Lucidité.
L’homme était rugueux, mais donnait tout et n’imaginais pas qu’il en soit autrement pour les autres. J’ai aimé Joseph aussi pour cette exigence farouche qui m’a ouvert les portes de cette maison et l’accueil de ses habitants, par-delà excès et petites trahisons. Peut-être même ai-je endossé cette exigence, en même temps que la formidable espérance qu’il plaçait en tout homme malgré les lâchetés ordinaires, les fuites subites parfois encombrées de menues monnaies prises dans la caisse ou fruits de ventes frauduleuses des objets de la brocante d’alors. Toujours cet amour de l’autre, ce regard pacifié sur tous, cette volonté d’offrir un lieu de repos et d’écoute sans question préalable. Parce que : tout homme est un homme. Sans jamais tomber dans l’illusion de ne rencontrer que des saints : cinq ans comme prisonnier en Allemagne lui avait forgé une solide perspicacité.
Cette terre, ces hommes et cet homme particulier porteur de son utopie humaniste : c’est de tout cela dont j’ai hérité un jour de la fin de l’année 1994, après sept années d’apprentissage à ses côtés : « Maintenant c’est toi le patron. » Poum ! Servez chaud. Alors j’ai essayé. Plus ou moins bien. Rationaliser la gestion des comptes, étendre l’audience du mas, planter des oliviers, des amandiers, des figuiers, augmenter le troupeau et proposer un fromage de qualité ; inventer les lieux à vivre, se faire une place parmi les hommes de cette maison, bien sûr. Jamais seul. Sinon rien ne serait advenu. Alors merci à tous ces compagnons d’aventure…
Aujourd’hui, ma fatigue de la tête et du corps ne doit pas empêcher la poursuite de cette belle aventure qu’est la vie au Mas. Alors je cède volontairement la place de la présidence. En toute confiance. Car « ceux qui partagent leurs souvenirs La solitude les reprend, aussitôt fait le silence. (Mais) L’herbe qui les frôle éclot de leur fidélité » (René Char, Le météore du 13 août, 1947)
Acte 2
Mais c’est quoi, aujourd’hui, vivre au Mas ?
« Il n’y a pas de route hors celle que l’on trace à l’instant même. Les quelques mètres devant soi qu’il s’agit de franchir sont sans fissure. Mais on passe et quand on se retourne, la route est là. Il faut l’avoir faite pour la voir » [1], écrivait Jean Sulivan. Voilà bien ce que nous avons essayé de vivre ensemble.
Depuis trente ans et plus, bénévoles, résidents, salariés, nous avons tenté de donner de la chair au rêve premier de Joseph, parfois laborieusement, toujours dans l’évidence que participer à la réalisation de cette vision fondatrice était la tâche de tous ceux qui venaient ici, pour un temps plus ou moins long. Bien sûr, depuis Joseph, le monde autour de nous a changé et nous avec ; bien sûr les obligations institutionnelles ont permis de clarifier mais ont aussi cherché à nous imposer une certaine rentabilité sociale ; bien sûr la transformation de l’habitat a peu à peu individualisée les personnes contre notre option de faire communauté ; bien sûr nous avons dû entendre et répondre à des exigences non prévues en échange (ou non) d’un financement de la « structure »… Mais toujours, l’utopie première est restée dans ma tête et nous avons poursuivi la construction cet espace d’accueil un peu particulier aux yeux de certains (personnes et institutions) : un lieu institué autour de quelques règles simples marquées au coin de la bienveillance et du respect mutuel ; un lieu développant une activité qui offre une reconnaissance de savoir-faire ; un lieu à la recherche d’espaces législatifs innovants nous permettant de donner corps à l’utopie de Joseph, adaptée au contexte, aux hommes, à leurs pauvretés. Cela s’appellera : Lieux à vivre, Validation des acquis de l’expérience, Organisme d’accueil communautaire et d’activités solidaires (OACAS) qui donne un statut à l’activité dans la maison et aux hommes qui la pratiquent. Et sur la base de ces reconnaissances officielles, un financement a été accordé par les institutions : satisfaction d’être pris pour ce que nous sommes dans une société qui ne sait plus s’inquiéter des plus faibles de ses membres ; être pris pour ce que nous sommes et ne pas nous laisser dériver au fil des volontés institutionnelles. Pour cela ne pas nous enfermer dans une sécurité qui pourrait être illusoire si venait à s’étioler l’invitation faite à chacun à participer à une militance partagée car « on ne se bat bien que pour les causes qu’on modèle soi-même et avec lesquelles on se brûle en s’identifiant »(René Char, Feuillets d’Hypnos, 63). Cela et la quête d’espaces inter associatifs où partager recherches et mises en œuvre : merci « Voisins et Citoyens en Méditerranée » ; merci à Jacques qui en a accepté l’animation. C’est ce que l’un de vous a appelé l’acte 2 de la vie du mas.
Des points d’attention.
Avec quelques points d’attention plus particuliers :
Carles est une terre habitée par des hommes (et quelques femmes) en fragilité, éjectés de ce monde en folie qui ne sait pas leur faire place. Avides de pouvoir être entendus, dans l’attention à ce que rappelait Emmanuel Lévinas : « La rencontre d’un homme c’est être tenu en éveil par une énigme ». Avides et finalement heureux de pouvoir mettre des compétences et des savoir-faire au service d’une maison qui, lentement, devient « leur maison ». Carles est une co-construction où chacun (RBS) peut se reconnaître dans le partage qu’il fait de ses compétences et de ses partages. Là, chacun peut se reconnaître « plus fort que lui-même », ou que ce qu’il croyait de lui-même. Et cela me renvoie finalement à une question forte : qu’est-ce que la rencontre des plus pauvres amène à ma vie ? [2]
Bien sûr, nourrir et abriter, mais jusqu’à permettre à chacun d’habiter [3]. Renouer avec une nouveauté de vie. Et il y faut du temps. C’est pourquoi nous proposons un accueil non limité à priori : il permet de justes retrouvailles avec soi-même et repousse « sine die » toute tentation de pratique abandonnique ; il permet aussi de partager les interrogations fondamentales qui habitent chacun (les autres comme nous-mêmes). Celle-ci par exemple : c’est quoi vivre ? quel sens ça peut avoir pour moi de vivre ? Des questions que nous éludons souvent devant nos propres hésitations à y répondre pour nous-mêmes. Cette maison nous mesure rudement nos propres incertitudes. Mais c’est cette nourriture de notre humanité qui rend possible la vie commune et peut nous permettre de croire que « le pas des mendiants peut révéler un chemin que beaucoup de nos solutions rationnelles pour eux ne cessent de masquer » [4].
Des quatre piliers des « lieux à vivre » (habitat durable, vie commune, activités, lien familial et extérieur) il me semble que c’est le second, la vie commune (et pas seulement pour les résidents), qui est le plus en souffrance en ces temps d’individualisme forcené. C’est pourtant celui qui répare le mieux les personnes et qui est attendu par beaucoup. Parce que c’est le lieu où peuvent se développer notre proximité, et le refus de la violence et l’amitié qui peut s’y partager et transforme notre regard sur l’autre. L’espace où peut se rendre ce qui nous est donné (souvenez-vous de cette fourmi et de ces deux estomacs, un pour elle-même, un pour l’une ou l’autre de ses compagnes). Bref, un lieu fort qui réclame attention et remodelage perpétuel. Car « vivre sans une juste dépendance à l’autre n’est pas un chemin humain de vie » (abbé Pierre [5]).
Depuis toujours, cette maison s’établit sur un « règlement intérieur ». Ce règlement vaut pour tous. Contrainte sans nom pour certains. Mais découverte pour beaucoup que les « interdits prononcés » sont appelés à devenir l’autre nom de la patience à naître, à se construire, à envisager un espace de parole possible. Interdire pour interdire n’est que la face cachée d’un pouvoir qui ne veut pas dire son nom. Mais proposer l’espace d’un interdit, comme un lieu d’interrogation et d’échange, est une manière d’appeler à une plus juste appréciation de sa présence sur le lieu et à soi-même : « faire ce que je veux » n’est pas la liberté. Ici il s’agit, de se donner une autre respiration.
Finalement, je me demande si la force de notre maison n’est pas sa fragilité, ne sont pas ses fragilités multipliées :
* fragilités des hommes (et je ne parle pas seulement des résidents) qui nous invitent au partage, et non à la surenchère autour de questions de prééminence ou de pouvoir (sur l’autre ou dans la maison) ;
* fragilité de notre terre toujours à nourrir (tout comme les hommes), si nous voulons qu’elle (ou qu’ils) nous nourrisse(nt) en retour ;
* fragilités des accompagnants, car aucun de nous ne peut faire valoir qu’il vient au Mas uniquement pour y manifester ses forces et sa supériorité ;
* fragilités liées à la précarité de nos financements, parce que liés à la variabilité des ressources agricoles, à l’insécurité des financements officiels… et à l’âge de nos donateurs qui ne sont pas nécessairement remplacés par leurs enfants. Toutes choses qui doivent nous maintenir en éveil !
Murmure en moi de Philippe Jaccottet : « L’amandier… : qui dira si ce bois sera bientôt vêtu de feux dans les ténèbres ou de fleurs dans le jour une nouvelle fois ? » (Le livre des morts, 1956).
C’est sur ces regards croisés sur les 33 ans de ma présence à demeure au Mas, que je proposerai ma démission de président au prochain conseil d’administration, le 4 octobre, pour la fête de Saint François (ce qu’annonçait la Lettre de Carles n° 100).
Merci à tous pour votre fidélité. Merci à celles et ceux qui s’éloignent du mas (Benoît, Bernadette, Maryse, Pierre-Alexis, Guy) : le temps donné l’est pour toujours. Nul ne peut faire qu’il ne l’ait pas été : « Que l’élixir de la mémoire point ne se perde mais se mue en saveur, en fragrance, que terme rejoigne germe. » [6]
Et salut à celles et ceux qui nous ont quitté : Pierre Bertézène, la maman de Bénédicte, Thérèse Tourneur, Annie Bert, le papa de Marie-Hélène, Monique Morvan, la maman de Robert Mazzocchi ; et nos compagnons : Franck Soetaert, Didier Vial, Marcel D’Amici… : « Le ciel commence à hauteur de chevilles », écrivait Edmond Jabès. Et tous ceux-là ont marché leur chemin : ils nous offrent maintenant leur part de ciel à mélanger à notre terre. Merci à eux.
Olivier Pety, président,
30 septembre 2021
[1] Jean Sulivan, Le voyage intérieur, dans Bonheur des rebelles, nrf, 1968, p. 90.
[2] Une terre et des hommes, 2021.
[3] Voir Mots croisés, la grande édition, sur le site « masdecarles.org ».
[4] Voir Une terre et des hommes, 2021.
[5] Abbé Pierre, La voix des hommes sans voix, 1990.
[6] François Cheng, La vraie gloire est ici, nrf, 2015, p. 26.