Apprendre des plus pauvres.
Chacun, quand il arrive au Mas, arrive avec son monde, différent pour chacun. Et chacun y tient. Et chacun veut « aider ». Et chacun doit savoir que cela ne suffit pas. Car il s’agit, sinon d’oublier son origine, tout au moins de se mettre à l’écoute de l’autre. De se convertir à ce qui est appelé à devenir un nouveau paradigme de sa vie. Bref, accepter de changer de logiciel, d’une manière progressive mais réelle.
Il ne s’agit pas de convertir les pauvres aux mauvaises raisons de mes valeurs (ou de celles du temps). Il s’agit de me convertir moi-même, d‘épouser la cause des pauvres, de parler pour eux parmi les chefs, d’accueillir ce qu’ils sont et de le partager, pour que quelque chose finisse par avancer, pour eux comme pour moi : « Il avait traversé tous les livres. Puis il était sorti des chemins assurés. Ôtant les sandales du savoir, il s’était enfoncé pieds nus dans le désert des cœurs. Ses yeux plissés scrutaient l’hébreu des apparences, cherchaient le vivant… Il n’y a pas d’autre paradis que le face à face… Le ciel, avec toutes ses étoiles, palpite dans une poignée de mains. » (Christian Bobin, Une bibliothèque de nuages).
Savoir et peurs.
Je crains ceux qui, au nom d’une idéologie néolibérale, décident de l’obsolescence de l’accompagnement des pauvres et de leur pauvreté. Qui, dans leurs fonctionnements et leurs pensées font l’économie des pauvres et de la pauvreté : comme si nous ne partagions rien de ces pauvretés par-delà nos savoirs et comme si les pauvres n’étaient pas les plus nombreux des habitants de cette terre. Qui pour mieux s’en défendre, s’imaginent qu’il suffit de d’instaurer chacun son autorité propre à leur dépens (mais chacun sait bien que cela n’a rien à voir avec « faire autorité »). Qui remplacent ce long chemin d’accueil par l’application de « valeurs » pseudo-chrétiennes (travail, devoir, etc.) qui n’ont guère de consistance, sauf comme excuse à ma paresse croyante. N’existent que des lecteurs d’Évangiles (et autres livres sacrés pour les croyants autrement) qui tentent de mettre en musique la phrase, le mot, la virgule (le fameux point sur le « iota » de Mt 5,18) pour faire vivre la dynamique d’amour et de miséricorde dans nos interrelations (encore plus lorsqu’il s’agit des pauvres).
Rien de plus redoutable que les analphabètes du cœur et de la pauvreté, ceux qui (encadrants, salariés ou bénévoles) n’ont jamais médité ni lu les témoignages d’hommes tels que Basile, François d’Assise, Vincent de Paul, l’abbé Pierre[1], Joseph Wresinski[2] dont Joseph est un des continuateurs. Nous voilà riches de leurs héritages cumulés. Pouvons-nous l’ignorer ?
Approcher et se laisser approcher.
Et cela ne commence pas d’abord par une parole d’autorité, mais peut-être par le rappel de l’invitation de Joseph à ses frères, en Egypte : « Approchez-vous de moi » (Gn 45,4). Et le vouloir. A charge pour moi de prendre les moyens de cette invitation : être là et se laisser approcher. Quand Joseph prononce cette parole, il n’est alors plus le bras droit de Pharaon (dans une position d’autorité), mais le frère aimant.
Maintenir ou établir un vrai dialogue entre tous n’est pas un plus mais une nécessité pour le bien de la maison. Un maître bénédictin disait : « Les choses ne vont pas se faire à partir de moi, mais à partir de notre écoute mutuelle et c’est ainsi que nous allons faire œuvre commune ». Belle invitation pour cheminer ensemble. C’est ici que se dessine la place d’une spiritualité (dont il a été plusieurs fois question au C.A. de l’association – voir « Mots Croisés » sur le site et l’approche Carles 2025). La spiritualité, disait Dietrich Bonhoeffer, c’est « le prochain placé sur ma route ».
Résister.
Carles est de l’ordre de cette proposition de co-construction d’un chemin de fraternité. Et c’est bien cela qui donne à cette maison son caractère particulier et, pour certains, dérangeant, parce que porteur d’une forme de résistance aux méfaits ordinaires d’une civilisation qui exclue les moins chanceux de notre société :
résistance aux tentations qui condamne à la solitude de la vie individuelle (promue par les politiques aujourd’hui) et volonté d’accueillir des « personnes » membres de communautés diverses (familiales, électives, « carlienne »), à vitaliser pour vitaliser les résidents ;
résistance aux tentations de la vie administrative et de certains de ses impératifs catégoriques : il y a toujours un espace entre les règlements pour permettre aux hommes de vivre (c’est ainsi qu’est né le « lieu à vivre » entre les espaces de la loi 2002-2) : « S’en tenir à la loi c’est subir dans son cœur à jeun une famine sans remède », disait Ambroise de Milan[3] (339-397).
résistance à la tentation, jamais totalement évitée, de ne s’intéresser qu’à nous au prétexte de nos engagements : « Ils s’intéressaient à nous en tant que preuves vivantes de ce qu’ils pensaient eux » (Kundera, L’ignorance, 2000). Ce qui ne serait que reléguer les hommes une fois de plus ;
résistance à la tentation de croire qu’il n’y a qu’une manière de vivre. Alors accepter des modes de vie (parfois très différenciés) qui se croisent et s’enrichissent mutuellement, à force de temps, de confiance partagée, de respect réciproque, de gestes partagés, de soutiens mutuels (qu’il s’agisse de résidents, de bénévoles, de salariés). Nul ne peut se construire hors du respect des autres, ni sans capacité à admirer ce qu’ils sont (dixit Michel Serres).
Minuscules convictions pour nourrir la vie.
Prendre en compte :
* l’histoire de l’association, sa naissance, ses combats, ses avancées et ses échecs pour faire avancer notre compréhension de ce qui se joue aujourd’hui pour celles et ceux (RSB) qui viennent partager un moment de cette histoire et de ses projets d’avenir ;
* ne pas oublier que le temps d’une présence permanente au sein du Mas (Joseph et Olivier qui ont successivement « incarné » le visage de la maison) semble clos. Cela oblige à repenser de manière urgente les principaux aspects d’une gouvernance renouvelée de l’association du Mas de Carles… sous peine de perdre certains éléments de notre présence au cœur du social local (et peut-être au-delà) ; dont l’aspect d’une spiritualité à nourrir sur place, à partir de l’accueil des personnes en grande difficulté de notre société (une communauté ou un peuple exemplaire d’un autre manière de vivre) et l’insertion de gestes plus religieux (accompagnement lors des obsèques ou d’autres moments forts de la vie des gens, eucharisties célébrées sur place, Conseil d’Administration œcuménique, etc.)
Pas de présence longue dans la maison sans invitation à l’activité et à une formation pour dynamiser la présence de chacun dans l’activité. C’est un des sens de notre engagement dans l’OACAS. Et notre manière de désamorcer la pression sur les allocataires du RSA à qui l’on veut imposer 15/20h d’activités (ce qui est notre cas). Rappel à faire que nos associations travaillent pour l’insertion sociale des résidents et pas pour FranceTravail (le RAS est une allocation d’insertion sociale). Alors :
* Carles peut être un mode de vie autre, choisi pour un long terme pour certains, s’appuyant sur d’autres évidences que celles du monde extérieur, pour construire un autre temps, une autre manière de vivre plus solidaire ;
* Carles est une vraie proposition alternative de vie, la proposition d’un chemin de libération pour des gens qui ont passé de longs mois, voire des années, à la rue, lieu de toutes les violences contre soi et contre les autres, où l’homme se désintègre, perd ses repères et entre dans une période d’instabilité plus ou moins durable. Cela rend forcément l’apprentissage à une vie communautaire difficile et long (c’est une des dimensions propres au Lieu à Vivre), avant qu’une confiance réciproque s’installe ; mais quand cela arrive, c’est souvent pérenne.
L’expérience de vivre au Mas devrait nous permettre de comprendre que nous ne pouvons être ni juges, ni extérieurs à la vie des femmes et des hommes d’ici… sauf à nous condamner nous-mêmes à la solitude et à l’inefficacité.
Rendre compte : écrire et communiquer
Il s’agit moins de chiffres (encore que certains sont éclairants) que de manifester l’humain, écrire les chemins de libération des hommes et des femmes qui se confient pour un temps aux gestes de Carles pour redessiner ensemble un avenir, ensemble mettre l’homme au centre comme y invitent les « Lieux à Vivre ». C’est là leur héritage.
Parcourir à nouveaux frais, dans la fidélité aux intuitions du fondateur et du conseil d’administration, des documents existants pour guider la réflexion : Le projet associatif ; L’association Mas de Carles (Cardère 2022) ; Une terre, des hommes (Cardère 2022) ; La Charte des Lieux à Vivre et la « longue route des Lieux à Vivre », la convention OACAS-Lieux à Vivre, les cinq repères… tous textes consignés dans Le Mémorandum (consultable sur le site du Mas, avec les « Mots Croisés »).
Par-dessus tout, tenter de faire vrai dans nos vie (et permettre à d’autres de comprendre) l’invitation de Vincent de Paul : « Les pauvres sont nos maîtres »[4] et non l’inverse comme cela se pratique le plus souvent dans la vie ordinaire, où les discours bienfaiteurs ne sont souvent que des « discours de classe » camouflés sous le vernis de l’autosatisfaction.
OP – 17.07.2023
[1] Avec lui j’ai appris que l’activité partagée est source de libération et marquée au coin de l’espoir, comme rapporté par l’histoire de Georges, le premier compagnon d’Emmaüs à qui l’abbé Pierre avait dit : « Viens m’aider à aider. »
[2] Joseph Wresinski m’a permis de comprendre que la parole partagée libère les hommes du poids de leurs situations et de ce dont nous les habillons, pour déboucher sur du concret : invitation à l’Assemblée Nationale, adoption du RMI par le travail avec le CESE, pose de la plaque au Trocadéro qui révèle l’autre face de la pauvreté : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. »
[3] Ambroise de Milan, Commentaires sur l’Évangile de Luc, 5,16.
[4] Vincent de Paul, Œuvres complètes, t. X, 610.