Dans le creux de l’arbre, des étourneaux ont remplacé les merles. Dans le bois, les violettes ont fait leur apparition. Là où nul ne pouvait prévoir qu’elles surgiraient, elles percent tout à coup la terre pour se faire une place inattendue. Sur le rebord de ma fenêtre ballet des mésanges depuis les branches dénudées de l’hiver. Et bagarre des moineaux ras du sol pour être les seuls à picorer. Solitaires les rouges-queues, montés sur ressorts, au bec fin, se rassasient des miettes des autres, croisant le rouge-gorge à certaines heures de la journée. Ces derniers temps, un loir, brun aux petites oreilles rondes, se mêle à eux pour partager leur pitance. Pas d’inquiétude pour autant pour la bande des oiseaux qui continuent à picorer en paix. Petite leçon naturelle de partage et de cohabitation !
RSB. Est-il vrai que « les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux » ? En tout cas, on peut dire que la journée RSB autour du compagnonnage, a constitué un beau moment d’échanges, encore prolongés lors du repas. La mise en commun a permis de réaliser que les différents groupes partageaient des préoccupations semblables, dont quelques points forts ont été rappelés en finale de la rencontre, inspirés par une citation de René Char : « Seulement désirer rendre meilleur telle expression de leur regard lorsqu’il se pose sur plus appauvri qu’eux… »[1]. Comprendre l’autre ; changer de regard « se pencher pour ramasser les débris d’étoiles : cela peut servir quand le pain est rare » (Tahar Ben Jelloun) ; donner et se donner dans le service de l’autre, sous l’invitation de Gandhi : « Soyez le changement que vous voulez voir naître dans le monde ». Il y a là de longues années de travail, encore !
Rien n’étant jamais tout à fait parfait, on note qu’il faudra veiller à un meilleur équilibre dans la composition des groupes, notamment en répartissant mieux la présence des salariés. Par contre on souligne l’importance de la préparation en amont qui a été proposée aux résidents pour nourrir la qualité des échanges et faciliter les prises de parole lors des travaux en grand groupe.
A l’issue de la
rencontre, Joël Lemercier a procédé au tirage de la loterie initiée par le Fonds Joseph Persat… et le gagnant (d’une statuette signée par la sœur de Cécile Rogeat) fut Pierre Bonnefille ! Tout « estabousi » de ce qui lui arrivait.
Noël. Les fêtes se sont déroulées dans une ambiance sereine avec plusieurs évènements : un loto organisé par Yannick et dont la belle affiche a été conçue par Frédéric S ; un marché de Noel organisé par Matthieu et Joël P avec le concours de Valérie ; un repas de fête concocté par notre cuisinier et dont la gestion a été confiée aux résidents, chargés du service et de l’accueil des bénévoles présents, avec l’œil vigilant de deux salariés (qui se chargeront de la traditionnelle distribution des cadeaux). Reste que cette période est un moment compliqué pour certains des résidents qui se tiennent en retrait. Envie de redire à ceux-là : « Célébrer ce qui, jailli d’entre nous, tend encore vers la vie ouverte » est un dû à la communauté. Et « nous savons que ce qui est né de nous ne cessera plus d’advenir / en avant de nous, à notre insu, / (qui) soudain nous dépasse, nous sauve… »[2].
Vœux. Comme chaque année, une carte de vœux a été proposée (merci Joël), pour apporter à chacun la couleur, l’élan de la nouvelle année et le désir d’y apporter notre part, à travers gestes et mots quotidiens : « Un mot s’en va, Il porte la faim du cœur, Un appétit Dans sa poche d’air »[3]. Peu de choses, en fait. Et beaucoup en même temps pour qui souhaite offrir sa marque à ce temps de plus en plus inquiétant.
Un nouveau salarié
Pascal Bonneton a rejoint mi-décembre l’équipe salariée pour prendre en charge le maraichage. Il a fait le tour de la maison (salariés, bénévoles, résidents) et s’est attaqué à la remise en état des équipements, avant de s’attaquer à l’élaboration d’un plan de culture. Outre l’exigence de production pour améliorer le compte des recettes, son embauche nous rappelle qu’une terre, aussi ingrate que peut l’être celle de Carles, est appelée à la fécondité (même relative). Tout comme les hommes qui l’habitent et la cultivent. Terre et hommes sont dans un rapport étroit, comme le rappelait la pape François (Exhortation Louez Dieu) : « L’attention que nous portons les uns aux autres et l’attention que nous portons à la terre sont intimement liées ».
Car tout cela passe par un rapport harmonieux où les voix des résidents et des travailleurs du chantier restent prépondérantes, au-delà des compétences revendiquées des un(e)s et des autres. Rude tâche pour tous. Courage !
Accueil et résistance. Certains des nouveaux arrivés ont parfois de réelles difficultés à s’intégrer aux rythmes de la vie du Mas. Il n’est pas rare qu’ils doivent alors quitter le Mas. Bien sûr, comme l’écrivait Camus, « cela ne commence pas par l’amour, mais par le désir de vivre »[4]. Et cela n’advient pas d’un coup de baguette magique. Il y faut du temps. Du temps pour se sortir de la rue, de la loi du plus fort qui s’y vit, des addictions, de la maladie. Et en même temps, les hommes n’ont pas trop de temps (sinon un temps immédiat), parce que les plus touchés par l’exclusion n’ont guère le loisir d’attendre que leur vie éclaire notre regard et engendre des pratiques d’accompagnement adaptées à leur situation. Il ne s’agit pas qu’ils nous deviennent identiques mais qu’ils devinent rapidement la possibilité d’une vie heureuse (oui, bien sûr, Sénèque, Augustin, Camus et quelques autres), où les perdants de notre société se voient offrir des raisons et des présences pour raviver en eux un « désir de vivre ». Rappel à chacun de nous qu’« il ne s’agit pas d’une démarche pour les pauvres, mais d’une alliance pour chercher ensemble un savoir-vivre qui résistera au mépris de l’homme pour l’homme. »[5]
Malades et maladies. Les alcoolisations restent, pour quelques-uns, assez importantes et récurrentes, entrainant des « crispations » dans la vie communautaire. Beaucoup découvrent lentement que, par-delà les débordements, l’alcoolisme est aussi une maladie. Pour élargir ce réflexe de défense contre cette forme de maladie, il faut nous redire que c’est une des raisons d’être du Mas, la principale en fait. Offrir un espace, accueillir des personnes malades, des personnes que la vie au-dehors expose à plus de risques que le commun des mortels.
Bien sûr l’alcool, mais aussi les produits annexes, la tête qui flanche ou qui a flanché depuis longtemps. Alzheimer n’est pas réservé aux autres, ni le cancer, ni les problèmes cardiaques et de circulation sanguine… La liste n’est évidemment pas complète. Ajoutons la maladie mentale que le Mas ne peut pas prendre en charge seul, que beaucoup autour de nous rechignent à prendre en compte quand elle touche les plus pauvres d’entre nous (sous prétexte de « nomadisme »), comme si vivre pauvre ajoutait encore au déni et donnait une raison supplémentaire au refus d’un soin pourtant indispensable. Il y a peu, une très proche voisine du Mas a été assassiné par son fils schizophrène, sans raison ni pourquoi. Hélène avait tenté ce qu’elle pouvait pour donner à son fils ce qu’elle pouvait d’amour et de proximité. Ce genre d’événement devrait nous inciter au renouvellement de la pensée de cette dimension malade de la vie de certains. Pas pour renvoyer ailleurs, mais pour aider à une meilleure prise en charge, ensemble, de ces personnes. Mais il y a tellement de temps que cette question se pose sans plus de réponse, sauf par quelques aller et retour en hôpital spécialisé… Une psychanalyste nous a un temps accompagné, il y a bien des années, parlant de « psychose blanche » pour tenter de nous aider à démêler les fils de cette maladie de la vie… puis tout s’est tu avec ta mort, Michèle ! Nous reste à inventer un chemin de compagnonnage. Peut-être encore longtemps « chercher sans trouver Ce qui nous doit guérir De nos maux inconnus Que nous portons partout »[6] (René Char). Mais chercher toujours.
Et puis il y a celles et ceux qui se posent à Carles et peuvent alors prendre le temps de déposer là les maladies du corps et de l’âme en toute tranquillité, si l’on peut dire. Car le plus souvent, les corps sont abimés et fragiles. Ils sont quelques-uns à pouvoir en témoigner. Sans compter celles et ceux qui vieillissent, accompagnent la lente chute des corps, avec plus ou moins d’inquiétude. Mais qui, dans les entre-temps, prennent aussi le temps de renouer avec tout ou partie de leur famille. C’est têtu la vie et son « désir de vie ». Heureusement : « Vraie Lumière celle qui jaillit de la Nuit… »[7]
Naître. Cette parole, entendue de la part d’un compagnon qui a décidé d’aller vivre ailleurs : « Tu sais, je ne suis plus à Carles, mais je suis toujours deCarles ! Moi, je suis né là. » Carles, comme une identité qui colle à la peau. Et il n’est pas rare que cela s’affirme, d’une manière ou d’une autre, dans le passage de tel ou tel venu comme vérifier que cette maison est toujours bien la leur. Peut-être comme le rappel d’une origine, quand bien même on aurait refait sa vie ailleurs. Peut-être la vérification que ce lieu existe toujours, comme cet espace où certains ont pu apprendre que la vie ne se réduisait pas aux impératifs passagers d’une société organisée autour du profit marchand, de la rapacité et de la violence. La vie accueillie autour d’une autre priorité que celle des choses et de leurs règlementations. La vie à Carles comme une vie qui voudrait permettre un autre rapport à la consommation, à la terre, aux liens humains. Parfois jusqu’à la nostalgie, pour certains anciens qui s’y retrouvaient mieux dans un mode de vie plus frugal (pour ne pas dire rudimentaire) que ce qui est proposé aujourd’hui… avec, alors, « le sentiment des richesses perdues » ! Etonnant.
Chevriers et chèvres. « En bas » les chèvres ont mis bas. Sous la responsabilité de Matthieu, Jean-Luc, Francky, Benoît, Antoine, Donovan, Cédric et Nicolas assurent la bonne marche de ces opérations. Moment fort de la vie de la chèvrerie. Pour tous ceux qui partagent cette tâche, aider à la naissance des chevreaux est bien une manière de donner la vie. Très peu de pertes, cette année. Les « petits » partiront très vite à l’engraissage pour permettre une reprise plus rapide du cycle de la fabrication du fromage.
Oliviers. La taille des oliviers a repris, à Carles comme à Manissy. Le coup d’œil, le geste précis, la volonté de faire grandir l’arbre plutôt que de vouloir le contraindre… « On se croit retranché du monde, mais il suffit qu’un olivier se dresse dans la poussière dorée… pour qu’on sente en soi fondre cette résistance », écrivait Albert Camus[8]. Cet exercice de la taille vient nous rappeler la tâche essentielle du Mas : accompagner le vivant (arbres et hommes) pour rendre à chaque existence le goût de la vie offerte ici et ailleurs. Nous est aussi rappelé que l’invitation à la fécondité (c’est le but de la taille, ici) passe par certains renoncements à notre volonté d’expansion. Alors peut se révéler « le frisson de la quête, l’ardeur et les obstacles du chemin » (Nasser Abu Srour).
Silence. Dans le silence et l’humilité des petits gestes ordinaires, Pascal sillonne la maison à toute heure de chaque jour. Il trie poubelles et autres dépôts plus ou moins sauvages sur la propriété. Patiemment. Il bougonne un peu, mais résiste au laisser aller de certains qui ont choisi de ne pas s’embarrasser de ce qui n’est qu’un « détail » à leurs yeux. A la suite de Christian Ducros, premier initiateur au Mas de ce souci écologique, il est clair que, pour lui, il n’est pas question de « poubelliser » ce coin de terre qu’est le Mas. Et c’est ainsi que commence les vraies révolutions.
Du côté des bénévoles. Cuisine, pain, confitures, couture, bricolage et travaux, marchés, veilles, accompagnement des résidents, permanence à l’accueil téléphonique : les bénévoles ne manquent pas d’espaces où investir leurs compétences, accompagnées de leur sens de la présence aux côtés des résidents.
Depuis plusieurs mois, un petit groupe travaille le livre de Guillaume Le Blanc, La solidarité des éprouvés : pour une histoire politique de la pauvreté, en vue de préparer la prochaine journée Joseph Persat. Lecture ardue au début, puis plus fluide au fur et mesure de l’avancée dans le livre. L’idée serait de faire venir l’auteur pour animer une intervention dans le cadre du 17 octobre (Journée de lutte contre la pauvreté), avant de participer à la rencontre Joseph Persat. Pour l’heure, rien n’est encore définitivement arrêté sauf la date de Rencontre Joseph Persat le 18 octobre.
ACAT. « L’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture » (ACAT) vous donne fraternellement rendez-vous tous les premiers mercredis du mois, sur RCF (Avignon 104.0, Apt 102.0, Pertuis 90.4) à midi 15, pour vous informer, agir et prier en tant que chrétiens et en chrétiens avec toutes les personnes de bonne volonté pour abolir la torture et les exécutions capitales.
« Ce n’est pas de votre faute si la torture existe, mais si elle recule, c’est grâce à vous ».
Décès. Ils furent nombreux ces derniers mois, amis et proches de Carles.
Jean-Noël, a été victime d’une crise cardiaque massive le 2 décembre 2024 en se rendant au matin vers son activité : le bois à préparer pour la vente. Choc pour tous dans la maison : ce travailleur vaillant et polyvalent, était aussi un bon camarade. Une plaque a été posée sur une pierre près de l’endroit où la mort l’a couché.
Thérèse Pety, ma mère, est décédée dans la nuit du 10 décembre 2024. Elle était née 101 ans et 53 jours auparavant. Elle s’est effacée sans bruit, profitant de la nuit où elle savait que personne n’allait venir contester sa volonté de rejoindre le Père éternel : « Nuit clairvoyante et prophétique, nuit qui disperse ou qui rassemble, que tout amour en toi demeure ensemencé, fertile, inépuisable. »[9]
Patrick Chevrant-Breton est mort dans la nuit du 15 au 16 février. Une semaine auparavant, une célébration du sacrement des malades nous a réuni avec son groupe de lecture de la Bible, trois de ses filles, plusieurs petits enfants. Outre ses nombreuses activités avec la paroisse de Villeneuve, son goût de l’escalade et de la marche, Patrick a été secrétaire du Fonds de Dotation (émanation du Mas de Carles) depuis sa création en 2013. Merci est un mot bien étriqué pour souligner sa disponibilité et sa rigueur dans cet exercice.
A quelque temps de là, samedi 8 mars, Martial a succombé, à l’hôpital de l’Isle sur la Sorgue, à un cancer qui l’habitait depuis de longues années. Cet homme en perpétuelle recherche de reconnaissance, toujours curieux de tout, questionnait jusqu’à la limite de leur patience des interlocuteurs qui n’avaient le plus souvent rien demandé. Mais combien attachant ! Il était passé par Berdine, puis par Carles, avant de trouver un appartement à Avignon où il ne s’était jamais trouvé bien à l’aise. Ses cendres ont été dispersées dans le jardin derrière le crématorium. Nous embrassons Claudine, sa compagne.
Pour tous, ce mot de Marion d’Elissagaray : « Même tombé à terre un arbre continue à chercher l’eau… qu’une seule racine la trouve et à nouveau il fleurit. [Jésus] a trouvé l’eau. Même mort il a quitté la mort. Souffrance est souffrance. Mort n’est plus mort. Elle est sentier sous terre. Tu le leur rappelleras. C’est si vite oublié… »[10]
Ramadan. Comme chaque année, quelques résidents ont suivi les recommandations liées au mois sacré du Ramadan (qui est le commencement de la révélation du livre des croyants musulmans). Ils étaient trois au Mas, fidèles à l’injonction du Coran, dans le silence de la prière, l’écoute renouvelée à Dieu, la purification du cœur et l’attention à l’autre. Ils nous ont rappelé que « la piété ne consiste pas à tourner (la) tête du levant au couchant, mais à croire en Dieu…, à donner de son bien aux miséreux, aux enfants du chemin, aux mendiants et pour l’affranchissement des esclaves… » (S II). Le premier jour d’avril nous a tous réunis pour fêter la fin de l’épreuve autour d’un bon couscous et de quelques gâteaux.
[1] René Char, Feuillets d’Hypnos 135.
[2] François Cheng, A l’orient de tout, nrf/Gallimard, 2005, p. 322, 320.
[3] Bernard Noël, Nulle part ma voix.
[4] Albert Camus, Carnets 1, Folio, p. 174.
[5] Bruno Tardieu (ancien responsable national d’ATD-Quart Monde), Quand un peuple parle, 2015.
[6] René Char, Le deuil des Névons, dans La bibliothèque est en feu, 1954.
[7] François Cheng, Une nuit au cap de la Chèvre, Albin Michel, 2025, p.68.
[8] Albert Camus, Carnet I, cahier 1, Folio/Gallimard 2013, p. 18.
[9] Jean-Pierre Geay, Fragments illimités.
[10] Marion d’Elissagaray, Nul ne saisit le vent