Mémoire pour Yvan Delahaye (voir lettre 107).
Il nous a quitté le 21 août dernier, laissant partout la trace de son art derrière lui : des pierres suffisamment solidaires entre elles pour embellir et reconstruire le monde. Il nous aura appris qu’une pierre n’était pas un obstacle mais l’offrande pour une construction commune : « La pierre noire et opaque, ne la jetez pas, attendez le feu de la lumière : elle est diamant » (Maurice Bellet).
Plantés il y a une quinzaine d’années, plaqueminiers et noyers se mettent tout à coup à porter du fruit. Jusque-là, nous désespérions et nous nous demandions que faire. La réponse était : rien, sinon attendre. Comme quoi ! Peut-être bien que les arbres sont comme les hommes (et vice-versa) : à chacun il faut du temps (et parfois beaucoup de temps) pour donner enfin son fruit. Renoncer à la patience serait renoncer au fruit possible. Mais quelle épreuve, parfois !
Le 4 septembre convocation de deux assemblées générales. Ordinaire pour accueillir Jacques et Olivier au sein du conseil d’administration. Extraordinaire pour modifier les statuts de l’association :
ajouter une phrase à son objet (article 3), pour nous permettre de continuer à bénéficier d’un financement agricole. En voici les termes : « Exercer une activité agricole au sens de l’article L311-1 du code rural, à savoir mener des activités d’insertion sociale correspondant à la maîtrise d’un cycle biologique ou végétal et constituant une ou plusieurs étapes nécessaires au déroulement de ce cycle. » ;
modifier l’article 13 des statuts (fonctionnement du conseil d’administration) par l’ajout au cinquième paragraphe de la disposition suivant : « Les décisions sont prises à la majorité des voix des membres présents et représentés, étant précisé que chaque membre du conseil d’administration présent peut être porteur de deux procurations. En cas de partage, la voix du Président est prépondérante. »
Dans la perspective de la réflexion sur la « nouvelle gouvernance » de la maison, (suite au retrait de l’ancien président) sans doute y aura-t-il d’autres ajustements.
Pendant ce temps une réflexion s’amorce à nouveau (après l’essai de « Carles 2025 ») sur l’élaboration d’une nouvelle gouvernancepour la maison. De fait, pendant quarante ans (de 1981 à 2021), l’histoire de l’association Mas de Carles s’est confondue avec celle de ses deux fondateurs (Joseph et Olivier) qui habitaient en permanence sur le lieu. Depuis 2021, les choses ont changé ne serait-ce qu’au regard d’une présence permanente. Sur ce constat, Joël, le président appelle à une redéfinition claire de la place et du rôle de chacun au sein de l’association : assemblée générale, conseil d’administration, présidence (à plusieurs têtes), conseil de présidence, commissions, direction, résidents, bénévoles, salariés… Il s’agit de rendre lisible (en interne comme pour l’extérieur) les rôles de chacun(e) et le mode de gestion de la maison… sans perdre le fil de l’histoire qui l’a faite. Comme le disait un auteur : « Ce n’est pas parce que les temps changent qu’il faut changer avec eux. »
Elles s’étaient faites discrètes depuis l’été. Et voilà que les mésanges sont revenues. A nouveau elles doivent se faire une place face aux moineaux, toujours plus affamés, qui s’attribueraient bien tous l’espace et l’accès aux graines déposées sur le rebord de nos fenêtres, celles de Raymond, de Camel et d’Olivier. La vie, quoi : plus on a, plus on veut avoir l’exclusivité de l’accès aux ressources (y compris alimentaires). Ecoutez donc, petit moineaux, ce que racontait Jean de la Fontaine : « Il se faut entraider, c’est la loi de nature. » Car il existe une autre loi de la jungle, « pas celle de la loi du plus fort, mais aussi et plus puissante qu’elle, la loi de la coopération et de l’entraide… Dans l’ordre du vivant la coopération est hiérarchiquement supérieure à la compétition », résumait Alain Caillé en préface du livre de P. Servigne et G. Chapelle [1]. Petits moineaux, il est temps de relire ensemble ce petit livre pour vivre mieux la compagnie des autres !
[1] Pablo Servigne, Gauthier Chapelle, L’entraide, l’autre loi de la jungle, Les liens qui libèrent, 2017.
Le 13 octobre se tenait l’assemblée générale de l’Union Interrégionale des Lieux à Vivre (UILV), réunie à l’association La gerbe, à Lézan.
Neuf associations étaient présentes ou représentées. Et deux autres (La Trame et Vercheny) se présentaient en vue d’une adhésion à l’Union.
La nouveauté est l’embauche de Caroline Cardeau, chargée de la coordination et de l’animation du réseau.
Suit un long échange avec l’association Hilda-Soler-les Moreuils confrontée à des exigences organisationnelles par l’ARS (Agence Régionale de Santé) qui met cette association en déficit. De ce fait, l’association est menacée de mettre la clef sous la porte. Soutien immédiat de l’Union.
Grâce à l’action de Jacques, l’agrément OACAS a été renouvelé pour trois d’entre nous (Mas de carles, Berdine, AC3) et le sera pour les autres d’ici un an. Caroline assurant le suivi.
Divers autres points sont ensuite abordés : les questions de la communication de l’Union, les formations communes à envisager (prévention des risques et gestion des addictions), la loi sur le RSA (qui ne semble pas mettre en cause le statut OACAS), l’éligibilité des OACAS aux subventions de l’ANAH (arrêté du 22 mai 2023, art.34,III), le droit des étrangers, leur admission sous statut OACAS et les conditions pour présenter un dossier de demande de titre de séjour en préfecture (3 ans sur le site et 30h/semaine : ils sont alors considérés comme ayant rendu service à la France !)
Suivra un long échange sur « l’esprit des lieux à vivre » et sa pérennisation : « lutte contre la pauvreté et toute forme de vie indigne, ainsi qu’à l’épanouissement des personnes au nom des valeurs humanistes, spirituelles et républicaines… sous la forme d’un contrat de compagnonnage, de solidarité fraternelle ».
Le 17 octobre (jour du refus de la misère institué par le père Joseph Wresinski), réunion des bénévoles de la maison. Présentation des nouvelles-nouveaux arrivant(e)s, tour de table des différentes équipes (travaux, pain, cuisine, secrétariat). Puis Jacques présente la proposition du thème de la prochaine rencontre entre les résidents, les bénévoles et les salariés (R.S.B.). Devant le renouvellement des personnes (depuis le COVID – 2020) et l’impossibilité où nous avons été de nous réunir, il s’agit de refaire le point sur le projet associatif : qu’est-ce donc le « trésor de Carles » dont parle le père Joseph dans son testament ? Une sorte de « reset » associatif, avec la reprise de nos rendez-vous d’antan, pour redonner corps à une pensée commune et venir alimenter la dimension militante de notre participation à la vie du Mas.
La cuisine : lieu incontournable. A Carles, ce lieu est habité et animé par de nombreuses personnes qui se succèdent dans un ballet bien ordonné grâce à un groupe WhatsApp mis en place par Ghislaine. Grâce à ce groupe, le chef cuistot Joël coordonne l’activité du lieu qui à la fois, fait les repas, reçoit de la marchandise, la stocke, vérifie la température des chambres froides, des frigos… Et il y a obligation de résultat : les repas doivent être prêts à l’heure !
C’est que, déployant une activité intense, ce sont des bénévoles qui assurent une grande partie de l’activité cuisine, secondé.es régulièrement, efficacement et joyeusement par Pierrot et Moussa. Et ces équipes « assurent » dès qu’il faut augmenter les heures de travail pour permettre à Joël de se consacrer à l’activité « transformation des produits », prendre quelque congé et toujours la fée WhatsApp permet que soit fluidifiée cette organisation.
Se pose à présent la question des week-ends, Gervais qui y assurait les repas n’est plus en mesure de le faire. Les bénévoles vont être sollicités par roulement pour que toutes et tous puissent se restaurer aussi les samedis et dimanches.
On peut saluer la détermination de ces bénévoles qui ne plaignent pas leur temps et sont prêts.es à « en faire plus », dès que les circonstances le demandent.
Qui sont ces bénévoles ? Il y a les « permanents confirmé.es » et les « intermittent.es » toutes et tous déterminé.es à participer à cette activité essentielle dans la vie du Mas. Les « permanents confirmés » : Ghislaine, Magda, Nicole, Pierre B., Frédérique, Claire, Éric, José, Marie Christine, Annie, Bernadette ; les « intermittents » : Marie- Hélène, Dominique, le président Joël, Jean-Claude, Roseline, Joëlle M., Angèle, Joëlle V. Ҫa fait du monde ! Normal : à Carles, on mange 365 jours par an !
(Roseline)
Samedi, c’est jour de marché au Mas. Une quinzaine de groupes de visiteurs : familles avec petits enfants, couples, personnes isolées, défilent sans arrêt, de 10h à midi, avec la joyeuse ambiance de fonds d’Alain, ses mots d’humour pour les clients connus. Les nouveaux, de Rochefort, Tavel, Roquemaure, Villeneuve, sont nombreux et reçoivent avec intérêt la « Lettre », les flyers, l’autocollant pour les enfants, la carte de visite, le « Cahier du Mas de Carles n°3 », celui qui résume 40 ans de vie et de rencontres au Mas.
Une dame fait le projet d’acheter La mésange et l’amandier à un prochain marché et repart avec le Catalogue des publications de Carles, qui relate et résume les écrits d’Olivier Pety et de Bernard Lorenzato ; la série produite à la suite des « Rencontres Joseph Persat » depuis 2006 (date de la première rencontre du genre) ; les quelques n° supplémentaires comme Et puis ce fut le printemps ou Mots croisés.
Passent la maman de Benoît, qui fut infirmière du Centre Médico-Pédagogique (CMP), avec qui le Mas travaillait ; l’ancienne médecin du travail, aujourd’hui à la retraite, qui se demande comment donner un petit coup de main à la maison et lit régulièrement la lettre de Carles qu’elle aime beaucoup ; une autre dame qui livre son commentaire : « Quand on ouvre le livre Une terre, des hommes, c’est nourrissant et beau. »
Bruno amène du café pour tous et Jean-Noël vient se poser avec nous, apaisé et heureux du résultat de l’opération à l’œil qu’il vient de subir à Nice.
Les bénévoles qui accompagnent le marché ont à leur disposition une sacoche qui contient des documentations diverses pour se rafraîchir les idées, et offrir aux clients l’occasion de mieux connaître Carles. Ce moment fait vivre la richesse des relations qui se vivent entre résidents, bénévoles et gens des alentours : voilà l’esprit de Carles en marche. Longue vie à ces beaux moments. Et merci à tous ceux qui y œuvrent, du dedans et du dehors.
(Jacinthe)
Une loi dite « du plein emploi » a été votée au Parlement, après avoir été durcie par le Sénat. Les allocataires du Revenu de Solidarité Active (RSA), sont désormais invités/contraints à 14h d’emploi ou de recherche d’emploi par semaine. Ce qui, à nos yeux, vient heurter la réalité du RSA, qui est une allocation d’insertion sociale, ce qui n’oblige pas à la signature d’un emploi. Ce qui vient interroger le projet pédagogique développé depuis des années au Mas. Car les personnes hébergées au Carles (dans le cadre des Lieux à Vivre), sont déjà invitées à participer aux activités proposées sur place. Des activités couvertes par le statut particulier de l’OACAS (Organismes d’Accueil Communautaire et d’Activités Solidaires), renouvelé par les autorités administratives le 15 novembre 2022 (n° R93-2022-11-15-00007). Petite réunion de quelques membres du CA (avec le directeur) propose de rédiger un courrier à faire parvenir aux autorités et aux différents partenaires, pour signaler notre situation. Un premier texte martyr a été proposé.
Comme chacun sait, une (nouvelle) loi sur l’immigration est en préparation au gouvernement. Et voilà que l’on entend à nouveau le chant des approximations malsaines associées : submersion, invasion, grand remplacement, terrorisme, appel d’air, insécurité… Les immigrés représentent 10% de la population en France dont un tiers fini par devenir français. Pour le reste, si certains continuent à arriver, d’autres repartent (quand ils ne meurent pas en mer, ce qui concerne 60.000 personnes pour ces dix dernières années). Du coup le solde migratoire est autour de 200.000 personnes en 2021.
Deux réalités nous interrogent. La volonté de réduire l’immigration familiale (quand beaucoup n’ont de cesse de réclamer comme une famille normale, un papa et une maman !). L’annonce de l’abandon de l’AME (remplacée par une Aide Médicale d’Urgence) qui consisterait à ne prendre en charge que les cas graves. Ainsi ce qui équivalait à 0,47% des dépenses d’assurance maladie : parce que la moitié des personnes sans papier n’y recourent pas et parce que les soins accessibles (le « panier des soins ») ne sont pas les mêmes que pour les autres. A prendre les choses au dernier moment, le chiffre pourrait vite devenir exponentiel … sans compter avec les risques pour toute la population liés à une prise en charge tardive des maladies infectieuses.
A travers ces deux restrictions, si tout homme/femme est un homme/femme, quelle humanité prétendons-nous promouvoir ? Que devient la réalité de l’appel de l’abbé Pierre : « Servir premier le plus souffrant » qui est aussi notre héritage commun ?
Dans un long courrier reçu ces derniers temps, ce refrain clairvoyant et désabusé à la fois : « Ma découverte à Carles, c’était que lorsque le pouvoir est bienveillant, bien réel mais pas imbu de lui-même, c’est de là que viennent les vraies solutions… Pas forcément des « petits » car ils se laissent souvent berner par des « usurpateurs » et cela n’aboutit finalement qu’à une lutte des chefs entre eux qui n’ont jamais le souci de l’ensemble, mais d’eux-mêmes. Et on ne change rien au système profond : on remplace seulement un exploité par un autre exploité… Quand je suis arrivé à Carles j’ai vu et beaucoup apprécié que la maison répondait en profondeur aux vrais problèmes des gens pauvres en unissant l’accueil concret avec un début de recherche institutionnelle et politique. Et ça s’est développé pendant plus de vingt-cinq ans. » A quelles conditions pouvons-nous aujourd’hui poursuivre sur cette voie royale ?
« Moi, moi ». « Moi je… » En cette période automnale, les feuilles tombent des arbres, limitant/renonçant par nature l’emprise de leur vie individuelle. C’est aussi la période où, dans le ciel, se dessinent les magnifiques arabesques des étourneaux en vagues serrées. Beauté en perpétuelle reconstruction. Harmonie étonnante de ces petits oiseaux entre eux. Mais également système de défense pour lutter contre leurs prédateurs. Leur vie commune est leur salut. En ces temps d’individualisme forcené qui envahit tout et partout, même à Carles, ces étourneaux viennent nous rappeler qu’une communauté de partage peut être aussi le lieu d’une protection. Sans doute une réalité à redécouvrir face à la petitesse de nos vies individuelles et aux volontés prédatrices qui nous entourent. Nous rappeler aussi que les prédateurs eux-mêmes savent se regrouper pour mener à bien leurs maléfices meurtriers. Belle occasion de se redire ce qui devrait apparaître comme une priorité pour Carles : faire communauté est aussi une question de survie pour les plus pauvres… malgré les discours de promotion de l’individualisme et les promesses d’un meilleur avenir personnel entendus partout autour de nous ?